domingo, 12 de noviembre de 2017

Ivan Jablonka : « En ligne, Laëtitia écrivait "mwa" au lieu de "moi" »

Entretien avec le chercheur et écrivain Ivan Jablonka, auteur du livre « Laëtitia ou la fin des hommes », sur les traces numériques et ce qu'elles nous disent des morts.

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Par Claire Richard Journaliste.Publié le04/09/2016 à 07h05

Ivan Jablonka : « En ligne, Laëtitia écrivait "mwa" au lieu de "moi" »

Depuis des années, Ivan Jablonka, chercheur et écrivain, travaille sur les morts et leurs traces, pour raconter leur histoire. Il a écrit sur les enfants placés à l'Assistance publique au XIXe siècle, surses grands-parents juifs assassinés. Son dernier livre, « Laëtitia ou la fin des hommes » retrace la vie de Laëtitia Perrais, une jeune fille victime en 2011 d'un atroce assassinat.
Dans son enquête précise et sensible, il a fait de ses posts Facebook et de ses SMS des archives et des documents poétiques. Nous l'avons rencontré pour discuter de ce qu'ont représenté pour lui ces documents et du genre de vérité qu'ils peuvent nous dire.
Quand vous avez commencé l'enquête sur Laëtitia, aviez-vous pensé à sa page Facebook  ?
Couverture du livre - Le Seuil
Quand j'ai commencé à enquêter sur la vie de Laëtitia, je me suis demandé quelles sources étaient mes sources. J'ai identifié des sources écrites, comme le dossier de Laëtitia et de sa sœur jumelle Jessica à l'Aide sociale à l'enfance (ASE).
J'ai fait des entretiens avec les proches de Laetitia, sa sœur, son père, ses oncles, ses collègues, ses amis, ses petits copains, mais aussi avec des professionnels de l'enquête  : les avocats, les gendarmes, le procureur de la République, même le médecin légiste. Car ce sont eux, au cours de l'enquête criminelle, qui ont rendu sa dignité à Laëtitia, en retrouvant son corps pour savoir ce qu'elle avait vécu et lui donner une sépulture. Enfin, je suis allé sur les lieux où Laëtitia a vécu  : Nantes, Paimboeuf, Pornic, Machecoul...
Quand j'ai retracé l'histoire de mes grands-parents, il y a quelques années, j'ai exploité exactement ce type de sources. Mais dans le cas de Laëtitia, j'ai eu accès à un autre type de source  : sa «  culture numérique  » – la télé et surtout, les SMS et Facebook.
Comment y avez-vous eu accès  ?
La tante de Laëtitia m'a fait confiance et m'a très gentiment donné les codes d'accès de la page Facebook de sa nièce. Quant aux SMS, beaucoup ont été lus lors du procès d'appel du meurtrier, auquel j'ai assisté intégralement en octobre 2015. Le dossier du procès a aussi été rendu public et il inclut les retranscriptions des SMS, jusqu'aux fautes d'orthographes.
Ces SMS constituent une des sources les plus intimes auxquelles j'ai jamais eu accès – dans mon enquête sur Laëtitia mais aussi, plus généralement, dans mon travail de chercheur.
D'ailleurs, ce sont les seuls documents que vous reproduisez de façon brute dans le livre...
Ces SMS, c'était la voix de Laëtitia ! C'est ainsi ça qu'elle communiquait avec ses amis, sa famille... Ils nous rapprochent au plus près de ses émotions, de ses joies, mais aussi de ses peurs. Ils sont à la fois intimes, hautement personnels et essentiels pour l'enquête criminelle.
Car Laëtitia envoie ses derniers SMS depuis la voiture, pendant que Tony Meilhon [son meurtrier, ndlr] conduit. Ce sont des SMS de terreur : elle appelle au secours un ami très proche, elle dit qu'elle vient de subir « un truc grave », alors qu'elle est dans une situation de très grand danger physique. Ce n'est pas un hasard si l'enquête s'est très vite concentrée sur ces SMS  : ils marquent l'heure mais aussi sa position géographique, grâce au «  bornage  ».
Dans ces SMS, il y a à la fois le verbe de Laëtitia, sa peur, le compte-rendu minute après minute de son retour vers son scooter, son parcours géographique, la réaction de son copain... Il y a là quelque chose qui vous prend à la gorge.
Extrait de « Laëtitia ou la fin des hommes »
Les SMS sont des conversations intimes qui n'ont pas vocation à être rendus publiques. Ce n'est que parce qu'il y a tragédie que ces messages deviennent publics. C'est un des aspects traumatisants du fait divers  : pour les besoins de l'enquête, la mort fait basculer des pans entiers de votre vie dans le domaine public  : SMS, conversations téléphoniques, photos, emploi du temps.
Quand vous ouvrez son compte Facebook, vous avez déjà rassemblé beaucoup d'éléments sur Laëtitia. Que découvrez-vous sur sa page personnelle  ?
D'abord il y a les photos, et elle en poste beaucoup  : des photos d'elle-même, de ses proches, de sa sœur...
Ensuite, il y a ses «  likes  ». Et ça, du point de vue de l'histoire culturelle c'est fascinant  ! On ne sait pas si elle a vu «  Avatar  » ou «  Twilight  », mais on sait qu'elle a voulu manifester un intérêt soit pour une affiche, soit pour une histoire, soit pour un film qu'elle a bel et bien vu. Il y a quelque chose de très parlant sur la culture musicale ou cinématographique d'une fille de cette génération (Laëtitia est née en 1992).
Liste de groupes Facebook que Laëtitia avait likés
Et puis il y a ses posts. C'est sans doute ce qui m'a le plus ému. Tout le monde décrivait Laëtitia comme une jeune fille inhibée, un peu effacée, ne parlant pas beaucoup. Et là, miracle  : elle dit des choses sur elle, des choses très intimes, qui en disent long sur sa psyché.
Extrait de « Laëtitia ou la fin des hommes »
Elle parle de ses peines, par exemple une brouille avec un copain qu'elle regrette. A Noël elle souhaite un joyeux Noël à tout le monde, alors qu'il est évident que ces fêtes renvoient pour elle à une certaine solitude, à sa situation familiale compliquée. Ou alors « notre fragilité é plu sensibl ke vou le pensé ».
Ces posts sont comme des éclairs de lumière jetés dans la vie de Laëtitia, ce qu'elle avait dans le cœur, dans l'esprit. Ce sont des flashs, après lesquels l'obscurité revient. Mais ils sont d'autant plus précieux qu'ils sont rares. Ils sont émouvants aussi, dans leur qualité sensible et parce que ce sont en quelque sorte ses dernières paroles. Certains posts remontent à quelques jours seulement avant sa mort.
Un étang en Loire-Atlantique (l'assassin avait jeté dans deux étangs le corps démembré de sa victime) - Teffo Didier/Wikimédia Commons/CC
Au procès, l'avocate de sa sœur a demandé à l'accusé Tony Meilhon quels ont été les derniers mots de Laëtitia. Il a répondu «  Ben elle a dit " Bonsoir ", on avait prévu de se revoir  », en faisant mine de ne pas comprendre. Quand l'avocate a insisté en précisant : « les derniers mots de Laëtitia avant de mourir  », Meilhon a éludé la question par une pirouette. On ne saura jamais si elle a prononcé des derniers mots. En quelque sorte, ses posts sont ses derniers mots : elle n'y disait pas adieu à la vie, mais elle mettait de l'ordre dans ses émotions.
Mais alors comment traiter ces posts comme des sources sur Laëtitia, si ce ne sont que des flashes dans une intimité qui reste obscure  ?
Ce sont en quelque sorte des archives sans filtre. Pour un chercheur, il est très rare d'avoir des archives aussi pures, aussi directes, qui nous font plonger dans l'intimité de quelqu'un.
Pour autant, il ne faudrait pas être naïf et croire qu'on a ainsi accès directement au cœur de Laëtitia. Car bien entendu, Laëtitia mettait en forme ses posts, selon les critères de Facebook et les attentes tacites de ses contacts. Elle savait qu'elle écrivait pour un public, même s'il était réduit  : elle avait 48 amis, surtout des amis, des collègues, des gens de sa génération.
Sur Facebook, comme chacun d'entre nous, Laëtitia circule entre le personnel et la mise en scène de soi. Elle est entre l'intimité et l'«  extimité  ». Contrairement à ce que disent les réactionnaires, on ne se déshabille pas en public sur Facebook. C'est une mise à nu calculée, où l'on joue avec la curiosité de l'autre, avec des degrés de savoir, d'intimité, de mise en scène et de révélation de soi. Dominique Cardon appelle ça le « Web en clair-obscur  », ce qui exprime bien l'idée de cette zone intermédiaire, où on est à la fois complètement soi, un peu autre et où on joue le rôle que les proches attendent de nous.
Un chercheur doit prendre cette dimension en compte et traiter ces « archives de soi » avec modestie, comme des bribes, mises en formes par Laëtitia elle-même et par la configuration du site. De toutes façons, une archive qui renverrait directement à une intériorité ça n'existe pas. Une source est toujours médiatisée par rapport à la réalité qu'on essaie de saisir.
Cette forme d'écriture qui est à la fois intime et publique, et qui est si propre au Web, est-ce qu'on en trouve des équivalents dans l'histoire  ?
On peut établir des parallèles. D'abord la correspondance  : écrire une lettre, c'est s'adresser à un ami mais parfois aussi à un public choisi. Au XVIIIe siècle, certaines correspondances étaient faites pour êtres rendues publiques. Mais Facebook amène l'immédiateté et la viralité, le fait que le monde entier puisse lire un post en temps réel.
L'autre comparaison possible, c'est le journal intime. Comme l'a montré Philippe Lejeune dans son livre [Le Seuil] «  Le Moi des demoiselles  » (dont le titre magnifique convient parfaitement à Laëtitia), le rapport à soi et à l'extériorité est typique des cultures féminines et des cultures adolescentes, et on le retrouve dès la moitié du XVIIIe siècle.
Dès cette époque se développe une culture du journal intime, où la jeune fille (entre l'adolescence et le mariage, disons entre 15 et 25 ans) parle de soi, s'adressant à elle-même et à un « public » qu'elle espère et redoute à la fois. Dans certains cas, les mamans lisaient ce que leurs filles écrivaient. Celles-ci pouvaient donc dire beaucoup dans leurs journaux, mais pas tout non plus : pas question de parler de sexualité ou de haine de la famille !
Quand Laëtitia poste un message pour dire «  tro kiffan le soleil  » ou « qan on se couche a 4h d matin apres on nai creuvai tt la journer » elle est dans cette lignée  : le plaisir d'être soi-même, la joie de se raconter, la mise en scène de soi en tant que jeune fille en train de s'émanciper.
Tout cela, ce sont des cultures numériques qui se révèlent dans toute leur richesse, à travers les posts, les photos de profil et les SMS.
Vous faites aussi de ses écrits, ses posts, ses SMS, des objets presque poétiques, en les retranscrivant tels quels, typographies et fautes d'orthographe comprises... Vous comparez même un de ses posts «  trop kiffan le soleil  » à un vers de René Char.
Ces SMS constituent l'un des aspects les plus intenses de mon enquête : on est à la frontière de la sociologie, de la culture de masse et de la poésie. Laëtitia faisait beaucoup de fautes d'orthographes, mais elle était aussi pleinement de son temps, en ce qu'elle pratiquait l'écriture numérique que les jeunes et les moins jeunes partagent aujourd'hui.
Extrait de « Laëtitia ou la fin des hommes »
Il m'importait d'intégrer pleinement ces formes dans un texte, d'élever à la dignité sociologique et littéraire des mots et des phrases dont on ne sait pas bien quoi faire d'habitude : «  tkt  » pour «  t'inquiète  », l'émoticon-cœur <3 -="" a="" aime="" au="" beaucoup="" car="" ce="" clin="" corps="" crire="" crivait="" d="" dans="" de="" des="" devine="" encore="" enqu="" faisons="" fautes="" figurait="" fond="" ici="" il="" j="" jet="" jeu="" jeux="" l="" la="" le="" les="" mais="" mode="" moi="" mwa="" n="" nbsp="" nos="" nous="" o="" on="" ont="" orthographes.="" ou="" p="" par="" pas="" portable="" pour="" qu="" que="" retrouv="" sava="" soi="" sourire="" t="" tang="" teurs="" textos="" titia="" tkt="" tous="" tre="" y="">
A aucun moment la question ne s'est posée de lisser l'orthographe  ?
Non, jamais, parce que ça faisait entièrement partie de sa personnalité. Ses fautes d'orthographe sont liées à sa scolarité chaotique, en raison de sa situation familiale, mais aussi du jeu que je viens d'évoquer. Par ailleurs, Laëtitia était un peu dyslexique. Faire son portrait, c'est tenir compte à la fois de cette culture numérique, de ses difficultés scolaires et de sa souffrance psychologique.
Dans un autre de vos livres,«  L'histoire est une littérature contemporaine  », vous distinguez le «  réel  » d'un côté, le règne du document brut, et le «  vrai  », qui produit de l'intelligence, qui permet de comprendre. En tant que chercheur en sciences sociales et en tant qu'écrivain, comment produisez-vous de la vérité à partir de ces éléments  ?
Pour utiliser qu'un document acquière du sens, il faut l'activer dans le cadre d'une enquête, c'est-à-dire l'intégrer dans un raisonnement, une question que l'on se pose. Ainsi, je rapporte un post ou un SMS au problème que je me suis fixé  : quelle était la psychologie de Laëtitia, son parcours, sa particularité au sein de sa génération, comment résistait-elle à la violence, comment se frayait-elle un chemin de liberté dans l'épaisseur désespérante de la nécessité ?
On active un document en le rapportant à des contextes  : un contexte personnel (la vie de Laëtitia), un contexte sociologique (une jeune fille d'une certaine génération, issue d'un certain milieu social) et un contexte historique (une « demoiselle » qui met en scène son « moi », comme d'autres avant elle). C'est la méthode de l'enquête. En ce sens, le chercheur est le cousin du journaliste et du juge d'instruction.
Comment avez-vous trié les posts de son compte  ? Y a-t-il des choses que vous avez écartées  ?
Il y avait assez peu de posts sur son compte et je les ai quasiment tous cités. J'ai fait feu de tout bois car, avec Laëtitia, j'étais dans une situation de disette d'archives. C'était la même chose avec mes grands-parents : il y avait tellement peu de choses que j'ai tout pris.
Pour Laëtitia, cette rareté de sources est d'abord due au fait qu'elle n'avait que 18 ans. Ensuite, elle avait des difficultés avec l'écrit, elle s'exprimait autrement. Elle était discrète et il y avait peu de témoignages  : j'ai parlé à 15 personnes qui la connaissaient. C'est peu.
Pour certains sujets, c'est l'inverse  : vous avez trop de sources. Si vous faites une biographie de Napoléon, vous croulerez sous les sources. D'un point de vue historique, Laëtitia c'est l'anti-Napoléon. Mais cette dissymétrie ne s'explique pas seulement par le fait que l'un est un personnage universel et l'autre une anonyme. C'est aussi parce qu'il y a, historiquement, une répartition de la parole (et donc des sources) en fonction du genre.
On a beaucoup plus de sources sur les hommes que sur les femmes. Dans la conception classique, l'homme fait événement, il est celui qui agit dans l'histoire  ; la femme est promise à la modestie, à la réserve, aux intérieurs, et on ne sait pas grand-chose d'elle. L'historienne Michelle Perrot parle, à propos des femmes, des « silences de l'histoire ». Dans mon enquête sur Laëtitia, il y avait aussi le parti de redonner une voix et une consistance à l'une de ces silencieuses, comme des millions de femmes depuis toujours.
En ce sens, il y a une convergence totale entre les écritures web, toujours entre l'intime et le public, le personnel et le collectif (via les likes, les retweets etc), et votre conception de l'histoire  : retracer des destins individuels pour y voir le collectif.
Mon travail, comme celui de nombreux chercheurs, consiste à montrer comment nous nous relions à des collectifs. La vie de mes grands-parents (ou celle de Laëtitia) a peu d'intérêt si on ne rappelle pas qu'ils font partie d'une génération, d'un mouvement, d'une époque, d'un milieu, etc. 
Laëtitia est un trait oblique qui me fait entrer dans des sujets plus larges qu'elle : la vulnérabilité des enfants abandonnées ou placés, la dislocation des familles, les violences subies par les femmes. Et un simple compte Facebook m'a permis d'échapper à la singularité de Laëtitia.
Une source, vous ne tombez pas dessus par hasard. Elle s'invente  : un objet n'est rien tant qu'on ne lui pose pas une question.


J'ai essayé d'inventer la source numérique (Facebook et le SMS) pour dire quelque chose sur la psychologie de mon héroïne, sur une génération, sur un genre (les jeunes filles) et sur une époque (la nôtre).

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