viernes, 8 de marzo de 2019

Fiat Lux! Par Maïa Mazaurette (Le Monde)

L'année qui s'achève fut celle de #metoo et de la grande remise en cause des privilèges de genre, de race, de classe et d'orientation sexuelle. Rarement avons-nous autant parlé et écouté. Et pourtant ! Il en est encore qui estiment qu'ouvrir la sexualité au débat crée des problèmes qui n'existaient pas avant. Maïa Mazaurette, chroniqueuse sexe de La Matinale, fait le point sur la réalité de cette « innocence perdue ».

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L'ÉPOQUE

2018, la fin de l'innocence... sexuelle ?


L'année 2018 se termine : c'était chouette, non ? Eprouvant ? Certes. Nous avons beaucoup parlé de sexualité, et de temps en temps, nous nous sommes même mutuellement écoutés – hourra ! 39 % des Français ont évoqué le mouvement #metoo avec leurs proches (Harris Interactive, octobre 2018), 38 % des hommes ont remis en cause leur comportement (OpinionWay pour Le Parisien, juin 2018). On a parlé de masculinités plurielles sur le service public et dans une tripotée de podcasts privés : une conversation menée par des femmes (Les couilles sur la table) comme par des hommes (Mansplaining). Nous avons examiné nos privilèges, de genre, de classe, de race, d'orientation sexuelle. Nous avons débattu de la soumission féminine (On ne naît pas soumise, on le devient, par la philosophe Manon Garcia, Flammarion). Nous avons commencé à faire le ménage dans la zone grise (L'Amour après #metoo, de Fiona Schmidt, Hachette). Nous avons écouté l'humoriste Océan nous parler de sa transition. Je m'arrête là : impossible d'être exhaustive tant cette année a été riche d'occasions de mieux nous entendre – dans tous les sens du terme.

Et pourtant ! Il y a encore deux-trois malins au fond qui clament que c'était mieux avant, et qui auraient préféré ne pas savoir. Pour ces personnes, notre conversation crée des problèmes qui n'existaient pas (selon cette fameuse sagesse populaire voulant que la description des violences soit plus embêtante que les violences elles-mêmes – une assertion d'ailleurs parfaitement exacte… pour peu qu'on parle du point de vue des personnes commettant ces violences).


Cette résistance au dialogue pose la question à cent mille dollars de cette fin d'année : comment peut-on, en toute bonne foi, demander moins de partage, moins de conversation, moins d'écoute ? Par quelle curieuse alchimie deviendrait-on plus sage en disposant de moins de connaissance ? A ce titre, la sexualité est sans doute le seul domaine au monde où la prime à l'ignorance demeure d'actualité (imaginez si nous appliquions la même logique avec nos enfants : « N'apprends pas le solfège, les notes tueraient ta connexion avec le piano », «Laisse tomber l'algèbre, laisse-toi porter par la spontanéité de ton rapport avec cette équation »).

Un espace conflictuel

Les adeptes de l'omerta répondent à notre perplexité par un argument émotionnel : le discours sexuel les prive d'une part d'innocence. En 2018, la sexualité serait ainsi passée d'une croustillante pantalonnade à un espace conflictuel. Elle était une distraction, légère, elle devient un sujet, grave. (Car il faudrait choisir son camp, n'est-ce pas.)

Alors d'accord. Pourquoi pas ? Mais face à cette demande, il est intéressant de questionner qui a le droit d'être innocent. Plus clairement : qui peut se permettre de considérer la sexualité comme une pure bagatelle ? Car étrangement, en 2018, on n'a pas entendu des masses de femmes, ou de minorités, se plaindre de « perdre leur innocence ». On a plutôt observé un certain soulagement : ah, tiens, on commence à nous croire.

Les personnes pour qui la sexualité ne fait pas débat sont celles pour qui elle n'a pas de conséquences – ni grossesses, ni viols, ni tabassages dans la rue, ni humiliations au boulot, ni rejet familial, ni administrations sourdes. En toute logique, ces bienheureux revendiquent le droit de voir perdurer cette délicieuse inconséquence. Pour le dire clairement : le droit à l'irresponsabilité. Car par définition, les innocents ne sont coupables de rien : selon le dictionnaire, ils ne font par nature aucun mal à autrui. Cette stratégie du bon élève distrait est constamment utilisée comme défense : je ne savais pas/ce n'est pas ma faute/ce n'est pas une faute.

Encore aujourd'hui, certains hommes prétendent qu'une accusation de harcèlement sexuel peut surgir de n'importe où, de manière totalement arbitraire. Comme si on pouvait harceler sans faire exprès. Comme si la définition même du harcèlement ne consistait pas à répéter une transgression (ne pas faire exprès, mais plein de fois d'affilée : une étonnante coïncidence, non ?).

Parler d'innocence, c'est aussi s'approprier un mot dénué de menace, évoquant l'enfance, les plaisirs bucoliques, le jardin d'Eden. C'est d'ailleurs la deuxième définition du mot dans le dictionnaire : « état de l'homme avant le péché originel ». Si la révélation du savoir constitue le péché originel, il est facile de rejeter la faute sur les victimes – ce sont elles qui commettent le crime. A ce titre, elles sont priées de maugréer ou de manifester en silence.

Cette innocence-là blesse : elle est une violence qui tait son nom. Elle n'appartient d'ailleurs pas à la douce passivité qu'on lui associe spontanément : refuser d'entendre, faire taire sont au contraire des positions actives. Dans le cas qui nous intéresse, l'innocence aura consisté à obstinément regarder ailleurs : innocence, ou indifférence – déni, lâcheté ? Je veux bien (enfin, dans un monde dénué d'empathie) qu'on préfère s'accrocher à un âge d'or originel (celui des années 1950, 1968 ou 1990, choisissez votre passé préféré, on a tous les parfums). Mais dans ce cas-là, merci d'admettre que l'âge d'or avait quelques ratés.

L'émergence de plusieurs discours sexuels

Ceux qui revendiquent les bienfaits de l'ignorance le font, paradoxalement, en connaissance de cause : parce qu'ils savent précisément ce qu'ils ont à y perdre. Leur demande d'innocence ne concerne d'ailleurs que le discours de subversion de l'ordre sexuel. La parole masculine hétérosexuelle monogame grivoise (qui n'a pas eu besoin de se libérer cette année, tiens donc) n'est jamais remise en cause : ce n'est pas le discours sexuel qui pose problème (la sexualité fait partie du vivre-ensemble le plus élémentaire), c'est l'émergence de plusieurs discours sexuels, qui demandent la prise en compte d'autres consentements, d'autres dignités. A ce titre, l'argument du « respect de la vie privée » relève d'une hypocrisie à se rouler sous la table : la vie sexuelle mâle conventionnelle est archi-publique depuis une éternité.

En somme, colmater ses oreilles avec des petits fours quand les « autres » prennent la parole nous propulse surtout vers l'âge de pierre (qui pave mieux les routes de l'enfer que du paradis). Je ressors mon dictionnaire, définition numéro trois d'« innocence » : « état de celui qui ne se rend pas compte des choses, qui manifeste une trop grande ignorance des réalités ». Ne pas se rendre compte, pour ne pas rendre de comptes ?

Si je peux me permettre quelques souhaits de fin année (c'est de saison) : en 2019, préférons la parole au silence, la bête à deux dos plutôt que la bêtise. Espérons que ces discours riches, stimulants, exaspérants, nous permettront de continuer à faire lumière sur nos différences, nos bizarreries, nos frustrations. Posons plein de questions, n'oublions pas d'écouter les réponses. Fiat lux !

Maïa Mazaurette

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