miércoles, 9 de octubre de 2019

Elogio del migrante (fr.)

« La gauche a du mal, autant que la droite, à voir l'immigré comme un être humain »

ENTRETIEN.

Abnousse Shalmani publie un vibrant « Éloge du métèque », une ode à la liberté qui fustige l'obsession identitaire autant à gauche qu'à droite.

PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS MAHLER
Modifié le 09/10/2019 à 15:50 - Publié le 09/10/2019 à 12:53 | Le Point.fr

En cette époque obsédée par les identités, voilà un antidote réjouissant. Dans Éloge du métèque (Grasset), Abnousse Shalmani rend un vibrant hommage à la figure de l'étranger. On y croise Romain Gary, Hercule Poirot et Salman Rushdie, et tous ces exilés libres ayant fait des pieds de nez aux racistes comme aux communautaristes. La romancière et journaliste, qui a fui l'Iran de Khomeyni avec ses parents en 1985, y parle aussi beaucoup d'elle-même, confirmant sa voix singulière entre une droite qui ne voit le métèque que comme un grand-remplaciste en puissance et une gauche pour qui il est une éternelle victime. Entretien.


Le Point : Pourquoi avoir voulu faire un éloge du métèque, cette figure qui nous vient de l'Antiquité grecque ?

Abnousse Shalmani : Le métèque chanté par Moustaki est le dernier sursaut du métèque poétique. Aujourd'hui, il ne reste plus que la figure de l'immigré, qui a exclusivement une dimension politique ou économique. Au départ, le métèque (du grec métoïkos) est un être solitaire, anticommunautaire, en rupture avec son pays d'origine et qui ne rentre pas dans les cases de son pays d'adoption. Le métèque est un peu la version aristocratique de l'immigration, mais c'est aussi une figure douloureuse, car seule. Sous l'Antiquité grecque, le métèque est l'homme libre qui a changé de cité. Il a un statut juridique bâtard. On lui assure l'égalité devant l'impôt, sans lui accorder le droit de participer à la vie politique. Il doit avoir un tuteur-citoyen. Le plus célèbre d'entre eux est le Macédonien Aristote, qui finira déchu de son statut de métèque à Athènes. Dès l'Antiquité, alors qu'ils étaient pourtant tous grecs, on voit que la figure de l'étranger s'avère dangereuse. Les métèques étaient présentés comme arrogants, orgueilleux et différents.

Charles Maurras fait du métèque l'un des « quatre États confédérés » – comprendre l'anti-France – au côté des juifs, protestants et francs-maçons…

La Révolution française explique que le sang ne dit plus l'homme. On accorde de l'importance à l'abstraction. Se projeter dans les idées des Lumières, imaginer l'Autre comme son égal, cela demande un effort intellectuel. Maurras est une réaction contre-révolutionnaire. Il flatte l'homme dans sa paresse ; n'être que sa naissance, c'est facile, physique, matériel : je suis la maison de mon père, je suis la langue de ma mère. Éric Zemmour est l'héritier de Maurras, comme de Drumont ou de Barrès. Quand je vois la peur panique qui le saisit quand il parle des métèques, je me dis que nous devons vraiment être flippants. La France est un pays qui possède une culture forte, une longue histoire d'intégration – on a oublié que Picasso, Soutine, Modigliani, dont on se gargarise aujourd'hui, c'était de l'art métèque. C'est la nation de Hugo, de Balzac, de Stendhal, ce qui n'est pas rien, et pourtant voilà que ce pays panique devant trois métèques… Et si on parle de l'islam, il faut quand même avoir conscience que le problème ne vient pas des immigrés, mais des Français de la deuxième ou troisième génération. Les nouveaux venus bossent et rapportent de l'argent à la France, comme le montrent les études des économistes. De tout temps, l'immigration a toujours été une épreuve à court terme, et une chance à long terme. Hélas, nous sommes aujourd'hui coincés dans le court terme.


Vous critiquez aussi la gauche, qui ne voit dans les immigrés que d'éternelles victimes…

La gauche a du mal, autant que la droite, mais avec d'autres lunettes, à voir l'immigré comme un être humain. Je suis arrivée en France à 8 ans, et je me prends encore des réflexions, toujours des gens de gauche qui se désolent que j'aie perdu mon accent. J'en suis à mon troisième livre en français, je ne suis malheureusement plus capable d'écrire en persan (le parlant uniquement), et voilà qu'on me présente encore comme un écrivain iranien ! La gauche a ce problème de mascotte ; elle a besoin que les métèques restent des métèques. L'un des plus beaux exemples d'autonomie métèque est Sabina dans L'Insoutenable Légèreté de l'être de Kundera. En exil à Paris, elle ne recherche pas la compagnie des Tchèques ni la préservation des liens avec le pays natal. Elle refuse aussi de manifester en soutien des opposants politiques tchèques. Moi-même, j'ai du mal à manifester, alors que, pour la gauche, le métèque doit forcément être énervé. Sur la perception du métèque, gauche ou droite se valent. Entre les types à droite qui renient mon existence simplement parce que je suis étrangère et ceux à gauche qui se bouchent le nez, car je ne corresponds pas au cliché de l'immigrée, c'est dur.


Vous dites avoir toujours voulu fuir tout déterminisme, social, historique ou génétique…

J'ai passé des années à me définir comme Française, et à chaque fois on me pose la question « vous êtes originaire d'où ? » J'ai compris que je ne serai jamais totalement française. J'assume ce métissage culturel. Ma mère était attachée aux vêtements et m'obligeait à toujours être bien habillée. Elle faisait de moi la représentante de l'Iran en France, l'Iran de son enfance qui n'avait rien en commun avec celui des barbus et des femmes-corbeaux. Elle tenait à ce que je représente la tradition esthétique que les mollahs ont voulu détruire. Le fait que je ne puisse aujourd'hui pas sortir sans bijoux est un héritage de cela (rires). Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais, dans les années 1980, à la télé française, on voyait des téléfilms sur la prise d'otages à l'ambassade américaine où les Iraniens étaient toujours sales, représentés en train de manger par terre et avec les mains, comme les Arabes. On était incapable de faire la différence entre un Persan et un Algérien. Heureusement, Marjane Satrapi a tout changé, et la culture iranienne est aujourd'hui à la mode, sexy. Merci, Marjane !

Vous décrivez cette scène hallucinante : dans Apostrophes, au moment de la fatwa contre Salman Rushdie, Bernard Pivot lui dédie l'émission, mais précise : « Bien que je ne le connaisse pas et que je ne l'aie pas lu, je ne suis pas tout à fait sûr que ce qu'il écrit m'intéressera beaucoup, enfin on verra. » Alors que Rushdie a déjà signé un classique,Les Enfants de minuit…

Ça a été l'une des premières déceptions de ma vie. Nous arrivions d'Iran, où la seule chose qui passait à la télévision était des prêches des mollahs et des alertes au bombardement. Au milieu des livres en Iran, il y avait des pages blanches, les passages censurés. Et on découvre qu'en France tout le monde regarde une émission littéraire, Apostrophes. Nous avons ainsi appris à parler la langue grâce à Frédéric Mitterrand et Bernard Pivot. Rushdie était pour moi une figure titulaire, un héros. Toute ma famille était réunie devant le téléviseur pour voir l'émission. Mais ça a été un choc de découvrir que personne en France ne s'intéressait à la culture arabo-musulmane, que personne ne connaissait cette tradition de l'ijtihad, qui est l'interprétation personnelle de la religion et que Rushdie a tenté de réactiver dans Les Versets sataniques. Aujourd'hui, alors que nous sommes traversés par la crise identitaire, Rushdie a d'ailleurs beaucoup à nous apprendre. Il est vraiment le prototype de l'écrivain mondial. C'est déprimant qu'il n'ait toujours pas le Nobel. Ils ont raté Philip Roth, qu'ils ne ratent pas Rushdie.

Cela n'est pas un hasard si les attentats du 13 Novembre ont visé le 11e arrondissement. Ils ont attaqué ce métissage social et ethnique.

Vous racontez les années 1980 dans votre quartier près de Bastille où les cultures se mélangeaient : « Nous étions tous des métèques, notre refuge n'était pas nos communautés de naissance, mais la solidarité qui nous liait. Il n'était pas question d'oublier l'origine, mais pas non plus d'en être prisonnier. » N'idéalisez-vous pas votre jeunesse ?

Le quartier de la Roquette était en transition, pas encore gentrifié. Récemment, je suis tombée sur un chauffeur de taxi d'origine portugaise, très sympa. Lui aussi avait grandi dans le 11e arrondissement. Pendant une heure, on a parlé. On n'avait pas la même origine sociale, mais on avait vécu la même chose. Il n'y avait pas, dans mon collège Anne-Frank, de communautés artificiellement reconstituées. Quitte à être en France, cela ne servait à rien de faire semblant d'être encore en Iran. Aujourd'hui, ma mère continue à avoir des amis musulmans et juifs. Mais leurs enfants ne consomment plus de porc, ne boivent plus de vin. C'est une vraie rupture. Dans ma jeunesse, c'était plus culturel que cultuel. On mangeait, par exemple, le saucisson pendant shabbat. Il y a eu une rétraction identitaire de la part de tout le monde. Pour moi, cela n'est pas un hasard si les attentats du 13 Novembre ont visé le 11e arrondissement. Ils ont attaqué ce métissage social et ethnique. J'ai longtemps cru que j'avais fantasmé ma jeunesse, mais pas tant que ça en réalité.

Vous rendez un vibrant hommage à un roman iranien, Mon oncle Napoléon d'Iraj Pezeshkzad, paru en 1976. Nous devons avouer tout ignorer de ce livre…

Lisez-le, il est traduit chez Actes Sud ! Vous allez avoir une crise de fou rire pendant toute la lecture. C'est un livre culte, l'apogée de l'humour iranien. Nous avons tous les mêmes histoires de cul, les mêmes frustrations. Ce roman satirique a été écrit avant la Révolution islamique. L'auteur présentait que ce monde dans lequel il vivait était en train de disparaître. C'est peut-être l'une des plus belles analyses de comment les mollahs ont pu accéder au pouvoir dans le pays le plus progressiste de la région. Mais c'est aussi le plus sûr moyen de dérider les xénophobes. Je l'ai offert à l'oncle d'un ami, ultraraciste. Il m'a confié : « Je ne savais pas que les hétéros pratiquent la sodomie en Iran. » Depuis, il n'a plus jamais voté FN. Je suis assez contente de moi. Le rire, l'exagération, ça permet de réconcilier n'importe qui.

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